(…) « je n’avais pas seulement perdu une femme que j’aimais mais une femme qui m’aimait, ma sœur, mon enfant, ma tendre maîtresse. » (Folio n°2139, p. 80)
De temps en temps, il est salutaire de retourner à l’essentiel, « back to basics » comme diraient nos amis anglophones. Je le fais en relisant Albertine disparue, déjà exploré étudiante, quand j’avais pris un an pour lire l’ensemble de À la recherche du temps perdu.
Tout a été dit ou presque sur l’expérience quasi mystique que donne cette lecture, en particulier la façon dont elle modifie le rapport avec le temps qui passe et le sentiment d’exister. Il y a quinze ans, à la fin du Temps retrouvé, j’avais connu le grand trouble de faire l’expérience, à mon échelle de lectrice, de la fameuse réminiscence proustienne : tout ce que j’avais ressenti en lisant les premiers tomes, mon état physique et mental d’alors, m’était revenu très précisément en mémoire un an plus tard, en tournant les dernières pages…
Reprendre Albertine disparue aujourd’hui éclaire pour moi d’un jour nouveau cette pierre blanche de la littérature et de la psychologie humaine. Quoi de plus normal, nous dirait Proust, lui si convaincu que notre « moi » est multiple, non seulement à un instant donné, mais également au fil des années.
Faut-il l’avouer ? Cette fois-ci, je peine un peu dans cette lecture qui m’avait tellement transportée quand j’étais plus jeune. Ma vue a-t-elle déjà baissé ? Je m’étouffe entre les interlignes serrés de mon Folio. Je m’embrouille dans les longues phrases, j’ai envie de bousculer le narrateur quand il s’abîme dans les méandres de ses pensées, ce qui ne m’empêche de demeurer séduite par ses aphorismes – car Proust n’excelle pas que dans les phrases très longues, exemples : « chacun a sa manière propre d’être trahi, comme il a sa manière de s’enrhumer » (p. 10) ou « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. » (p. 22) ou bien encore « nous n’arrivons pas à changer les choses selon notre désir mais peu à peu notre désir change » (p.35).
De même que les barrières sociales qu’on croyait indestructibles peuvent devenir poreuses, de même, pour le narrateur, le chagrin insupportable de la disparition de l’être aimé finit par s’évanouir au fur et à mesure que notre moi se modifie avec le temps qui passe. « Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentis vinrent-elles moins d’avoir aimé inutilement ce que je déjà j’oubliais, que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par eux-mêmes. (…) L’être nouveau qui supporterait aisément de vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j’avais pu parler d’elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans souffrance profonde. Ces nouveaux moi, qui devraient porter un autre nom que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence à ce que j’aimais, m’avaient toujours épouvanté (…). Or ils m’apportaient au contraire avec l’oubli une suppression presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet être si redouté, si bienfaisant et qui n’était autre qu’un de ces moi de rechange que la destinée tient en réserve pour nous, et que, sans plus écouter nos prières qu’un médecin clairvoyant et d’autant plus autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention opportune, au moi vraiment trop blessé. » (p. 175).
Eh bien non… Je ne crois pas, moi, qu’à l’échelle d’un cœur et d’une vie humaine, tout passe. Comme le narrateur lui-même pendant si longtemps, je me raidis contre cette fatalité et ne peux m’y résoudre – pour l’instant ?
Sans doute mon côté fleur bleue : je crois que le chagrin, la douleur passent, mais l’amour véritable qu’on porte à une personne ne peut pas mourir. Toute l’œuvre de Proust n’est-elle pas la preuve du contraire, qui ne fait que chanter le souvenir des amours perdues sans cesse renaissant dans les perceptions d’aujourd’hui qui rappellent celles du passé, diffractée en autant de reflets qu’a de facettes le souvenir de l’être aimé et l’être aimé lui-même ?
L’oubli comme seul ennemi et solution finale de l’amour, l’aiguillon de la jalousie, tous ces affres m’apparaissent comme les épiphénomènes d’un sentiment qui ne meurt jamais tant que nous sommes vivants. Lui aussi a de multiples facettes et peut prendre la lumière de tellement de manières différentes… Au point qu’il n’est pas exclu de retomber amoureux d’une autre manière d’une même personne, devenue, comme nous, une autre, au fil du temps…
Rendez-vous à la fin de nos vies pour voir si Proust – et Léo en 1971 http://www.youtube.com/watch?v=NBVVOkuJZXk – avaient raison… Ce qui n’empêche pas la tristesse en attendant.