En ces temps troublés, faut-il ou ne faut-il pas lire le dernier roman de « l’écrivain français le plus traduit dans le monde », du « mage Houellebecq » – comme le brocardait encore Charlie Hebdo juste avant de devenir le martyr de notre liberté d’expression ? Moi, j’en ai eu envie, alors je l’ai fait.
Je l’ai fait parce que même si le personnage Michel Houellebecq m’énerve souvent – ou plutôt, celui que donnent de lui les médias et dont il se complaît à jouer -, l’écrivain sait aussi me toucher, me désoler, me faire sourire et acquiescer, quand il saisit avec une drôlerie mordante l’esprit de notre époque ou qu’il décrit la solitude et l’état dépressif avec tant d’humour tragique.
Il faut dire que je suis sans doute dans le cœur de cible de son lectorat : femme, célibataire, la quarantaine approchant, plutôt intello-pessimiste sur la nature humaine, ayant connu les désillusions confortables des jeunes actifs diplômés s’ennuyant dans leur travail bien rémunéré et s’abîmant du coup dans des questionnements existentiels…
Extension du domaine de la lutte (Maurice Nadeau, 1994) et Les Particules élémentaires (Flammarion, 1998) m’avaient parus trop hargneux, trop didactiques, pseudo-philosophiques. J’avais préféré les titres à la déprime plus apaisée qui ont suivi, comme Plateforme (Flammarion, 2001) – son meilleur à mes yeux et lui aussi douloureusement prophétique avant les attentats de Bali – ou La Carte et le Territoire (Flammarion, 2010).
Soumission (Flammarion, 2015) poursuit cette progression dans ce que je nommerais la nonchalance du désespoir. On aurait tort de n’en retenir que l’argument de politique-fiction si lourdement « anticipatoire » à la suite des attentats islamistes qui viennent de frapper Paris. Comme dans chacun de ses romans, et comme de nombreux auteurs de fiction, Michel Houellebecq joue avec les peurs et les questionnements de notre temps : lui en tenir rigueur reviendrait à entourer l’Islam, ou la religion en général, d’une une omerta suspecte.
Si Houellebecq dérange avec ce livre, c’est peut-être parce qu’il donne des islamistes modérés qui parviennent au pouvoir en France un portrait plutôt flatteur, en prenant bien soin de les distinguer des extrémistes salafistes auteurs d’attentats sanglants et sévèrement condamnés par le nouveau président de la République, Mohammed Ben Abbes. Ce dernier est décrit comme un visionnaire, tout à fait au dessus de la mêlée du reste de la classe politique : il résorbe le déficit de la sécurité sociale, relance la construction européenne, l’adhésion de l’Afrique du Nord et de la Turquie, et replace avec succès la France au cœur des relations internationales…
« (…) les enseignants devraient embrasser la foi musulmane. Mais après tout, n’était-ce pas déjà le cas chez les catholiques ? Fallait-il être baptisé pour enseigner dans une école chrétienne ? En y réfléchissant, je me rendais compte que je n’en savais rien, et au moment où s’achevait la conférence de presse je compris que j’en étais arrivé exactement là où le candidat musulman voulait me mener : une sorte de doute généralisé, la sensation qu’il n’y avait rien là de quoi s’alarmer ni de véritablement nouveau. » (p. 109).
p. 226 : « (…) et je tentais sans grand enthousiasme de me plonger dans la lecture du Figaro qui abordait le nouveau régime venant de s’installer en France sous l’angle de l’immobilier et du luxe. De ce point de vue, la situation était extrêmement prometteuse (…) »
Le petit monde de la vie politique et administrative française repeint aux couleurs de la Fraternité islamiste ne manque pas de sel, surtout sous le regard impavide du « héros », universitaire spécialiste de Huysmans : régime hallal à tous les cocktails, Sorbonne redécorée du croissant islamiste et riche des pétro-dollars saoudiens, débats politiques aussi inconsistants que ceux d’aujourd’hui… Les femmes, voilées, ont disparu de la sphère publique, la polygamie et les mariages arrangés sont devenus la norme – remplaçant avantageusement pour certains les doubles vies adultères – mais l’auteur arrive à nous faire croire que tout continue comme avant.
On accuse souvent Houellebecq de misogynie; rien n’est plus faux selon moi. Certes, on ne trouve aucune réaction féminine de résistance à ce nouvel ordre établi, mais il n’y en a pas de masculine non plus. Si le rôle de ses personnages féminins semble se limiter à écarter les cuisses, apporter un peu de tendresse et faire de la bonne cuisine (les trois étant intimement liés), celui des hommes, obsédés par la qualité de leur érection, la longueur des jupes et leur soif de reconnaissance, n’est guère plus flatteur…
Certaines facilités peuvent être déplorées dans l’écriture : les dépressions atmosphériques, « venue des Açores » (p. 289), ou « de l’Atlantique » (p.219), signifient un peu trop souvent un changement d’humeur lourd de menaces pour le héros; les personnages « sirotent » leur alcool fort chaque fois qu’il s’agit de faire baisser la tension qui les submerge ; l’auteur abuse d’effets de réel en citant les noms de vraies personnalités politiques alors qu’excellent imitateur des styles politique et médiatique, il n’en avait nul besoin.
Ces petites faiblesses ne m’ont pas empêchée de prendre plaisir à cette lecture, et d’être mal à l’aise en refermant le livre : quel que soit le contexte ou le parti au pouvoir, fut-il islamiste, le monde continue à tourner dans l’indifférence générale, mû pour l’essentiel par l’argent, le sexe, le désir de reconnaissance et la recherche d’un confort vulgaire. Finalement, le « héros » pourrait lui aussi trouver son compte dans ce nouveau régime, et peut-être même les réponses à ses questions existentielles dans une religion nouvelle pour lui, comme Huysmans, le dandy magnifique, avait fini par trouver une forme de paix dans l’oblature catholique…
Là est le véritable pessimisme de Houellebecq, dans cette description d’un homme occidental au bord du suicide de sa civilisation et sacrifiant inexorablement sa liberté au confort matériel ou intellectuel. Là est pour moi la soumission qu’il dénonce, et elle n’a rien à voir avec le scandale blasphématoire dont l’accusent ceux qui n’ont pas vraiment lu son livre.