Fou de Beyrouth

Au moment de préparer ma découverte d’un nouveau pays par des lectures, je pars toujours de la collection « Le Goût de… »  des éditions Mercure de France. En une centaine de pages, ces petits livres offrent de nombreux extraits de romans, d’essais, de poèmes qui permettent de commencer à s’imprégner de l’atmosphère d’une ville ou d’un pays, et de découvrir (ou de redécouvrir) les auteurs qui en ont parlé.  Cette fois, pour moi, ce sera Le Goût de Beyrouth

Dans ce recueil de textes choisis pour donner à voir et à rêver la capitale libanaise, l’un des extraits a particulièrement retenu mon attention : celui du roman de Sélim Nassib, Fou de Beyrouth, publié en 1992 aux éditions Balland.

Ce livre n’est malheureusement plus édité et j’ai dû le trouver d’occasion sur Internet mais je recommande chaudement sa lecture à ceux qui voudraient faire une entrée à la fois onirique et brutalement réaliste dans cette ville à l’histoire aussi chaotique que les visions qu’elle suscite dans nos têtes d’Européens.

J’ai grandi avec les images de Beyrouth dévastée par la guerre, avec la litanie des noms des otages français rappelés en ouverture de chaque journal télévisé  – « nous ne les oublions pas » –  avec ces visages hagards recouverts de poussière émergeant d’une énième explosion, semblant eux-même peiner à comprendre contre qui et pour quoi ils se battaient jusqu’à de telles extrémités.

Beyrouth est sans doute bien différente aujourd’hui, ville vivante qui fait vivre ensemble chrétiens, musulmans sunnites et chiites et qui accueille un si grand nombre de réfugiés syriens (il y en a 1,5 millions au Liban, pour ce pays d’une population totale de 6 millions d’habitants). J’ai la grande chance d’aller la découvrir pour mon travail et j’espère en ramener d’autres images, et d’autres lectures.

En attendant, j’ai suivi avec émotion le « fou » de Sélim Nassib, un homme qui se réveille au matin de la fin de la guerre du Liban (1975-1990) et part errer dans le centre ville fantomatique laissé à l’abandon depuis près de quinze ans.

Comme dans un décor de science fiction, les rues sont gagnées par une végétation qui a repris ses droits au milieu des barbelés et des ruines. « Elle a pris possession du corps déshabillé, elle le couvre, elle travaille sous mes yeux à le digérer comme une douce forêt carnivore. La vie a poussé sous le bitume, elle l’a fait craquer, elle a gonflé les rideaux métalliques, elle les a éclatés. La nature rampe en s’appuyant sur chaque lézarde, chaque pavé disjoint reparu sous la lèpre du macadam. Elle enlace amoureusement les rails à demi enterrés, surgit entre les ruines encore dressées, se saoule à l’acide qui ronge les façades, chaque canalisation qui suinte la nourrit. » (p. 10-11)

Parfois, cela donne d’assez comiques tableaux tant cet abandon souligne le caractère dérisoire de l’activité humaine : « Deux rues plus bas, cette mosquée, je crois la connaître, elle doit border l’ancienne place de l’Étoile, une végétation touffue lui sort par les oreilles. » (p. 88)

Ne parvenant pas à réaliser que la paix est là, ce personnage entame une vie de Robinson au milieu des décombres, et tente de comprendre pourquoi il a besoin d’entretenir l’illusion du conflit pour survivre. « Le sentiment de suffoquer, une envie de déchirer ma chemise, le besoin impératif qu’il m’arrive quelque chose, n’importe quoi, là, tout de suite » (p. 91),  le besoin de « tenir le fil de ce danger » (p. 98).

Cela donne une lecture très troublante de la guerre. De ce qui permet de la conjurer, comme les souvenirs de la vie d’avant, quand on dégustait le jallab* au bord des fontaines ; mais aussi de ce qui la motive et qui l’entretient : « L’obstacle était sérieux, l’issue lointaine, j’avais de quoi manger. Quelque chose en moi devenait lentement complice de la prison. » (p. 50)

Une lecture qui aborde aussi bien des guerres intérieures auxquelles peut conduire la solitude et qu’on ne peut mener que seul, pour accepter d’entendre, un matin, que « la guerre est finie ».

*Le jallab est un sirop de raisins secs ou de dattes qui se sert sur de la glace pilée agrémenté de pignons, comme sur la photo en tête d’article.

5 Replies to “Fou de Beyrouth”

  1. J’espère que vous allez passer un bon séjour au 🇱🇧! 🙂
    Il faut dire qu’à la fin de la guerre nous errions tous comme ce fou, ayant du mal à croire que c’était bel bien fini!

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  2. Merci pour ce témoignage et cette découverte. A la fin de la guerre nous errions tous à Beyrouth ou à l’étranger. Beyrouth a repris vie, c’est une ville magnifique.

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