« Confiné » avec Carlo Levi

En juillet dernier, un clin d’œil sémantique à notre récente condition d’otages du coronavirus a réussi à secouer ma torpeur vacancière au moment de quitter la librairie de l’aéroport de Palerme. La préface du seul folio en français que j’avais pu trouver, Le Christ s’est arrêté à Eboli, de Carlo Levi (1945) , expliquait que le peintre et écrivain italien avait écrit ce livre alors qu’il était « confiné » (confinati en italien c’est-à-dire mis en résidence surveillée) de 1935 à 1936, à Gagliano, petit village du sud de l’Italie, en punition de ses activités antifascistes.

Suffisant pour me décider à me lancer dans cette lecture, d’autant que de cet auteur, j’avais déjà beaucoup aimé Les Mots sont des pierres, trois courts récits de voyage en Sicile lus pour préparer un précédent séjour dans l’île.

Avec Le Christ s’est arrêté à Eboli, j’ai retrouvé le sens aigu de l’observation et l’écriture simple et sensible de Carlo Lévi. Ici encore, il exprime sa compassion mêlée de respect pour cette Italie méridionale misérable, où les paysans sont réduits à travailler comme des bêtes de somme en subissant le mépris des petits-bourgeois du village, que l’auteur exècre peut-être plus encore que les latifundistes lointains.

La persévérance quasi animale des paysans à survivre malgré la chaleur, la malaria endémique, l’absence d’espérance le fascine :

« Cette fraternité passive, cette souffrance en commun, cette patience résignée, solidaire et séculaire est le sentiment profond qui unit les paysans, lien non pas religieux mais naturel. Ils n’ont pas et ils ne peuvent pas avoir ce qu’on appelle une conscience politique, parce qu’ils sont, dans toute l’acception du terme, païens et non pas citoyens ; les dieux de l’État et de la ville ne peuvent avoir leur culte dans ces argiles où règnent le loup et l’antique et noir sanglier, où aucun mur ne sépare le monde des hommes de celui des bêtes et des esprits, ni les frondaisons visibles des arbres des sombres racines souterraines. (…) seule y règne la sombre passivité d’une nature douloureuse. Mais ce qui est vivant en eux, c’est le sentiment humain d’une destinée commune, et une commune acceptation. C’est un sentiment et non un acte de conscience ; il ne s’exprime pas par des discours ou par des mots, mais on le porte avec soi, constamment, dans tous les gestes de la vie, dans toutes les journées égales qui s’étendent sur ces déserts. » (Gallimard, 2019, traduit de l’italien par Jeanne Modigliani, p. 87)

Même s’il n’a plus pratiqué depuis dix ans, ses lointaines études de médecine propulsent le « confiné » médecin du village, au grand dam des deux vieux praticiens du cru qui ne soignent plus personne depuis longtemps mais continuent à profiter du prestige de leur statut. Il devient un médecin sans instruments ni médicaments, souvent réduit à recourir aux ancestrales croyances magiques des paysans.

Quand son éloignement forcé et la misère qui l’entoure le minent un peu moins, Carlo Levi sort ses pinceaux et part représenter l’âpre campagne qui l’entoure ou ses habitants.

« Lucania 61 », Carlo Levi.
National Museum of Medieval and Modern Art of Basilicata / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)

Dans son exil, Carlo Levi poursuit aussi sa réflexion politique. Il livre une analyse des ressorts – ou absence de ressort – de cette population paysanne dont la sagesse est finalement de mépriser l’État et les guerres qu’il lui fait faire (la dernière mobilisation en date pour aller conquérir l’Abyssinie prend un tour grotesque dans ces contrées misérables).

Fraîchement sorti de son école de police et plein de bonne volonté, ce jeune brigadier de Bari nommé à Gagliano comprend vite qu’il n’y a « rien à faire contre cette toile d’araignée de l’habitude, de l’impunité et de la résignation » (p. 219).

« Dans la monotonie des heures, il n’y a place ni pour la mémoire ni pour l’espoir ; passé et futur sont deux étangs morts » (p. 238)

La seule forme de révolte qui parvient à gagner leur estime est celle, anarchiste, du brigandage dont la légende se transmet de génération en génération.

Carlo Levi, lui, refuse cette résignation, ne serait-ce que par respect pour les gamins en guenilles et aux yeux fiévreux qui l’accompagnent dans le kilomètre autorisé de ses promenades.

« Ils étaient mes amis, mais des amis pleins de pudeur, de réserve et de défiance, habitués tout naturellement qu’ils étaient à se taire et à cacher leurs pensées, de sveltes petites chèvres, toujours prêtes à fuir, dans ce monde animal, mystérieux et insaisissable. » (p. 242)

À l’issue de son exil, il sort renforcé dans ses convictions : « Le problème méridional n’est pas soluble à l’intérieur de l’État actuel, ni de tout autre lui succédant qui ne lui serait pas radicalement opposé. Il n’est soluble qu’en dehors d’eux, que si nous sommes capables de créer une nouvelle idée politique et une nouvelle forme d’État qui soit aussi l’État des paysans et les débarrasserait de leur anarchisme forcé et de leur inévitable indifférence. […] Il faut que nous devenions capables de penser et de créer un nouvel État, autre que l’État fasciste, libéral ou communiste, qui ne sont que les différentes formes d’une religion de l’État. » (p. 287)

Selon Levi, pour laisser la place à une expression de chaque individu, ce nouvel État ne peut être que la somme d’une infinité d’autonomies, une fédération articulée. Carlo Levi appelle de ses vœux la commune rurale autonome, seule à même, selon lui, de permettre de sortir du cercle vicieux de la domination et de la misère et de permettre enfin au peuple de trouver sa place dans les institution, afin de vivre par et pour lui-même.

L’écho du terme « confinati » avec notre crise sanitaire m’avait fait entamer cette lecture ; je la termine avec la curieuse impression de lire des lignes qui pourraient s’appliquer à l’anti-étatisme des Gilets jaunes… et la drôle de sécheresse dans ma bouche ne vient pas que de la poussière des chemins de Lucanie.

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