« Toi qui aimes tant marcher dans la ville, lis-donc Une promenade, de Robert Walser, et tu ne le feras plus jamais comme avant ! »
C’est par ces mots qu’un ami viennois m’a permis de découvrir une figure de la littérature suisse de langue allemande, dont j’ai tout de suite aimé l’écriture à la fois précise et légère, simple et rêveuse.
Longue nouvelle écrite en 1925, Une promenade* met en scène un écrivain-narrateur un rien lunaire, comiquement pompeux, qui sort de chez lui un beau matin pour puiser son inspiration dans le monde qui l’entoure, tout en vaquant à ses occupations quotidiennes.
Passant par sa boulangerie, par l’atelier de son tailleur, par la poste, ou chez une amie, il fait preuve d’un vrai talent de conteur et dresse pour nous tout une galerie de décors et de personnages, sans se départir d’une componction très drôle. Sa fausse candeur, ses maladresses, ne sont pas sans faire penser au futur « Plume » de Henri Michaux.
« La poste, édifice appétissant, se trouvait d’ailleurs droit devant mon nez. J’y pénétrai allégrement(…) ».
De fil en aiguille, ses récriminations à l’encontre de certains de ses interlocuteurs – souvent de parfaits inconnus ! – prennent des proportions risibles. Ainsi, détaillant l’enseigne trop dorée d’un boulanger, le narrateur s’indigne devant tant d’ostentation de la part de quelqu’un qui ne doit cuire que du pain :
« Est-ce que ces lettres d’or, ignoblement fanfaronnes et qui brillent au loin, ont quelque rapport plausible et justifiable en toute bonne foi, ou quelque lien de parenté normale avec… le pain ? En aucune façon. »
Le malaise, qui transparaît peu derrière les maladresses, prend doucement un tour existentiel, d’une manière paradoxalement rendue légère par les emplois comiques de l’imparfait du subjonctif (n’étant pas germaniste, je ne peux que féliciter le traducteur, Bernard Lorthorlary, de cet effet, sans en connaître l’origine en allemand):
« Il fut extrêmement flatteur pour moi d’entendre Mme Aebi regretter vivement que je dusse et voulusse m’esquiver si promptement. Elle me demanda s’il était réellement si urgent que je filasse et décampasse, sur quoi je lui donnai l’assurance solennelle que seule la plus extrême urgence était susceptible et capable de m’arracher si vite à un lieu si plaisant et à une personne si attirante et aussi digne de vénération ; ce qu’ayant dit, je pris congé d’elle. »
Derrière toutes ces tribulations pointent délicatement la solitude, et la difficulté d’échanger avec son voisin :
«J’estime magnifique que, de temps en temps, deux êtres qui ne se connaissent pas par ailleurs, devisent librement et en toute confiance : n’avons-nous pas, nous autres habitants de cet astre errant qui reste pour nous une énigme, n’avons-nous pas en somme pour cela une bouche et une langue, et une faculté de langage qui, en elle-même déjà, est d’une beauté unique ? »
La construction de la nouvelle, non linéaire, est également très intéressante : le narrateur intervient souvent pour faire des annonces, sur ce qui attend le lecteur dans la suite de ses « aventures », et sur ce qui l’attend lui-même, quand il en sera à rédiger le texte que nous avons entre les mains, puis, il en revient benoîtement a son histoire.
C’est à regrets que nous voyons arriver la fin des 117 pages de cette promenade :
« Déjà je devinais quelque chose comme le début de la douce pente du soir ».
*Robert Walser, Une promenade, Collection L’Imaginaire, Gallimard, 2007 (1987 pour la première parution).