J’aime lire Emmanuel Carrère, découvert en 1998 grâce au film de Claude Miller adaptant son roman, La Classe de Neige. Je suis séduite par la limpidité de sa prose, qui s’offre en miroir à nos questionnements et à nos troubles les plus intimes.
E.C. est passé des « vrais » romans à intrigue (La Moustache, Hors d’atteinte…) à des récits plus ouvertement introspectifs (Un Roman russe, D’autres vies que la mienne…). C’est toujours bon signe, pour moi, qu’un romancier sache d’abord bien raconter des histoires. Je me suis donc immergée sans hésiter dans les six cent trente pages de son dernier récit, Le Royaume (P.O.L. 2014). Avis aux amateurs : on y trouve une véritable généalogie de l’ensemble de son œuvre. Aux autres, il donnera envie, du moins je l’espère, de connaître ses autres livres.
Dans Le Royaume, l’auteur se fait enquêteur, historien, romancier, sur les traces de l’évangéliste Luc et des premiers chrétiens, tout en interrogeant sa propre croyance. Je l’ai passionnément suivi sur les chemins poussiéreux de Macédoine ou de Judée, dans les ruelles de la Rome ou de la Jérusalem du Ier siècle de notre ère, non parce qu’il y aurait connu son « chemin de Damas » mais précisément parce qu’il en est revenu, sans pour autant renier ce chemin.
Sous sa plume alerte, Jean, Jacques, Paul, Timothée, sont autant de familiers compagnons de route, tout comme Flavius Josèphe, Martial ou Sénèque. On sourit aux parallèles souvent osés – parfois faciles ? – entre la mondialisation de notre époque et celle que permettait la « Pax Romana », le grec faisant alors office de « broken english« , le syncrétisme religieux des Romains n’étant pas sans similitudes avec la spiritualité bricolée, mais souvent efficace, de notre pratique contemporaine du yoga (soit dit sans goguenardise, car comme E.C., j’en suis adepte !).
Souvent osés aussi, les ponts entre la grande histoire religieuse et la petite histoire personnelle de l’auteur. Avec lui, nous passons allègrement de la persécution des Chrétiens sous Néron à ses vacances dans les îles grecques… Ses histoires de couple, ses conversations entre amis, les détails triviaux de sa vie quotidienne deviennent autant d’éléments de réflexion.
On retrouve aussi dans Le Royaume le thème du double, de l’Adversaire en nous, présent dans toute l’œuvre d’E.C. Citation d’un écrit apocryphe copte du IIe siècle : « Si tu fais advenir ce qui est en toi, ce que tu feras advenir te sauvera. Si tu ne fais pas advenir ce qui est en toi, ce que tu n’auras pas fait advenir te tuera. » (p.429) « Même les plus assurés d’entre nous, je pense, éprouvent avec angoisse le décalage entre l’image qu’ils s’efforcent tant bien que mal de donner à autrui et celle qu’ils ont d’eux-même dans l’insomnie, la dépression, quand tout vacille (…) Il y a à l’intérieur de chacun de nous une fenêtre qui donne sur l’enfer (…) ». Ce livre encourage chacun d’entre nous à trouver en lui ce qui fait obstacle à la pleine réalisation de ce qu’il est, de son être, sans exclure que ce puisse être par la foi.
Mais ce que j’ai surtout aimé dans Le Royaume, c’est le regard de confrère qu’E.C. porte sur l’évangéliste Luc. Il projette sur lui ses propres tics de romancier, analyse ses écrits en professionnel, avec les référentiels des genres littéraires modernes, du roman policier au feuilleton d’aventure, en passant par la saga familiale ou l’imagerie gore… Avec tendresse, il l’imagine adoucissant certaines des exigences « maximalistes » des Écritures, comme quand le figuier stérile, que Jésus fait mourir dans l’évangile de Marc, reçoit dans le sien une seconde chance (p.576-577).
E.C. n’exclut pas que Luc ait aussi pu inventer : « C’est une hypothèse sacrilège pour beaucoup de chrétiens mais je ne suis plus un chrétien. Je suis un écrivain qui cherche à comprendre comment s’y est pris un autre écrivain, et qu’il invente souvent, cela me semble une évidence. Chaque fois que j’ai de bonnes raisons de faire tomber un passage dans cette case-là, je suis content, d’autant plus que certaines de ces prises ne sont pas du menu fretin : c’est le Magnificat, c’est le bon Samaritain, c’est la sublime histoire du fils prodigue. J’apprécie en homme du bâtiment, j’ai envie de féliciter mon collègue. » (p. 405)
De la même façon, une bonne partie de son propre récit se situe dans le domaine non du probable ni du possible mais du « pas impossible » (p. 485). Sa seule exigence : annoncer clairement quand il s’éloigne de la lecture traditionnelle des textes sacrés, ou qu’il avance sans sources, laissant à son tour libre cours à son imagination de romancier. Il donne ainsi toute leur humanité aux personnages bibliques qui peuplent depuis des siècles nos référentiels culturels, des peintures du Caravage aux cantates de Bach.
Avec cet hymne au travail de l’écrivain, Emmanuel Carrère avance qu’être chrétien, pour lui, c’est peut-être seulement, « devant le doute abyssal », répondre « qui sait ? » Il livre ainsi une magnifique profession de foi agnostique. Pascal lui aurait sans doute dit: « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé »…