Jean Giono est pour moi l’auteur le plus sous-estimé de l’histoire de la littérature française. La faute, sans doute, à l’opprobre subie au lendemain de la seconde guerre mondiale, quand son pacifisme et, surtout, son refus de continuer la route aux côtés des communistes, l’ont fait accuser de collaborationnisme, lui qui avait surtout pendant le conflit caché des Juifs et continué à écrire son amour de la paix et de la nature – ce dernier point ayant eu le malheur de plaire à Vichy.
Depuis, pour ceux qui ne l’ont pas vraiment lu, son nom évoque celui d’un gentil chantre de la vie pastorale provençale, alors que toutes ses œuvres des années 1950 et 60 font de lui un auteur d’avant-garde. Inclassable parmi les genres de l’époque, non-engagé quand il était de bon ton de l’être, c’est dans un Midi tout sauf bucolique qu’il situe ses écrits, comme il l’explique dans une préface de 1962 :
« Il s’agissait pour moi de composer des chroniques, ou la chronique, c’est-à-dire tout le passé d’anecdotes et de souvenirs de ce “Sud imaginaire” dont j’avais, par mes romans précédents, composé la géographie et les caractères. Je dis bien “Sud imaginaire”, et non pas Provence pure et simple. C’est un malentendu qu’il faudra un jour dissiper, créé par le fait que je suis né et que je n’ai pas cessé d’habiter à Manosque. J’ai créé de toutes pièces les pays et les personnages de mes romans (…). On n’est pas témoin de son temps, on n’est que le témoin de soi-même (ce qui est déjà très joli).»
Par l’originalité des techniques narratives employées, les « chroniques » de Giono n’ont rien à envier aux Jalousie (A. Robbe-Grillet, Éd. de Minuit, 1957) et autres Route des Flandres (Claude Simon, Éd. de Minuit, 1960) du dit « nouveau roman », et on les lit encore, elles, avec plaisir.
Un roi sans divertissement (1947), par exemple, peut dérouter : pour certains, ce roman est à la littérature ce que le free jazz est à la musique, quelque chose de difficile à apprécier et à quoi l’on peut rester extérieur. Il est vrai que la lecture de ce roman est difficile, mais s’il est précurseur par sa forme, philosophique par son contenu, il peut aussi se lire comme un roman policier.
Si je devais tenter un parallèle entre l’écriture de Giono et une autre création artistique, ce serait peut-être avec le cinéma de David Lynch. Tous deux ont construit une œuvre si réfléchie, si belle, fond et forme, en détournant des genres populaires (films noirs, roman d’aventure…) et tous deux tentent d’approcher ce qui nous échappe de la part d’ombre dans l’humain, toujours avec la sagesse de ne pas s’exclure de la part de médiocrité ou de bassesse qu’ils décrivent.
Dernièrement, je suis tombée chez un bouquiniste sur le folio jauni à 1 euro de l’une de ces chroniques de Giono, Le Moulin de Pologne, Éditions Gallimard, 1953 (tant de richesses dans 1 euro, cela fait presque mal au cœur, si l’on compare à tout ce qui nous entoure mais passons).
Je ne saurais trop conseiller cette lecture à ceux qui voudraient entrer – ou ré-entrer- dans le monde de Giono. On trouve dans ce petit format (186 pages) tout son univers romanesque et le caractère novateur de son écriture, avec une position originale pour le narrateur – le « récitant » comme il le désignait lui-même. Ici ce récitant est un « médiocre » qui justifie ainsi la méchanceté de ses semblables :
« L’essentiel n’est pas de vivre, c’est d’avoir une raison de vivre (…) Il n’a qu’un défaut, ce monde-là: manger n’est pas une raison de vivre suffisante, puisque la faim s’assouvit. Il faut trouver une raison qui ne s’assouvisse pas et se renouvelle. Voilà le secret de ce que des esprits trop indulgents pour eux-mêmes appellent notre cruauté. » (p.86-87)
C’est donc « un médiocre » notaire qui dit « je » et décrit pour nous les événements dont il a été témoin au fil des années dans la petite ville d’une Provence imaginaire où une famille subit un destin tragique qui la poursuit au fil des générations. Comme souvent chez Giono, l’histoire commence avec un « étranger » venu s’établir dans la communauté locale et bouleverser l’ordre établi. « Jamais la méchanceté, qui nous est naturelle ici, à nous qui vivons dans un pays ennuyeux, ne s’exerça contre lui; enfin, ne s’exerça vraiment; nous pouvons être tellement habiles, nous arrivons à des résultats tellement extraordinaires quand nous prenons la peine d’être méchants, qu’en ce qui le concerne on peut dire non. » (p. 11)
Le temps est distordu dans ce récit, des décennies s’enchaînent rapidement mais une scène de bal s’étire au ralenti sur des dizaines de pages. On pense à celle du Ravissement de Lol V. Stein de Duras – ou au bal du film Le Guépard. Ces deux œuvres sont pourtant de dix ans postérieures, respectivement de 1954 pour Duras et de 1963 pour le film de Visconti (1958 pour le roman de Lampedusa). Les scènes de bal sont souvent des morceaux de choix dans les romans, il n’y a qu’à penser à celui de la Vaubiessard dans Madame Bovary; celle-ci s’inscrit dans la lignée avec une force peu commune.
Je ne saurais mieux le dire : pour approcher par l’écriture romanesque ce que nous ne pouvons pas comprendre de notre caractère humain, lisez – ou relisez Giono, et laissez-le vous emporter dans l’étrangeté si troublante du monde familier qui nous entoure.