« L’homme qui cherche à s’endormir se retourne et c’est un nouveau départ, un nouvel essai, respirons profondément. » Franz Ritter, musicologue et orientaliste viennois, peine à trouver le sommeil dans sa nuit solitaire. Et il n’est encore que 23h10 dans cette longue insomnie qui nous mènera jusqu’à 6h00 du matin, 378 pages plus loin, en suivant la Boussole de Mathias Enard (Actes Sud). Une traversée de la nuit à la poursuite d’un amour manqué et, avec lui, de l’Orient, cette entité aux contours géographiques aussi flous qu’est grande sa puissance évocatrice dans nos imaginaires.
C’est avec pas mal d’appréhensions que j’attaquai la lecture de ce prix Goncourt 2015 car nombre de mes amis lecteurs m’avait prévenue contre la lourdeur « universitaire » de son érudition – existe-t-il pire critique pour un roman ?-, le caractère poussif de son intrigue, voire ses envolées lyriques inappropriées.
Pourtant, dès la page 10, je fus prise par un ton à la fois sérieux et pince-sans rire, une écriture laissant affleurer sans façon un profond désespoir combattu, comme quand l’auteur décrit simplement le suicide de l’auteur iranien Sadegh Hedayat à Paris en 1951, passé à l’acte en ouvrant le gaz « dans la minuscule cuisine envahie par l’insupportable parfum du printemps qui arrive« .
Pour pouvoir apprécier Boussole, il me semble qu’il ne faut pas lire cet ouvrage comme un roman mais comme une successions de contes, une version moderne des Mille et une nuits qui n’en compterait qu’une seule, démultipliée en histoires fractales, imbriquées les unes dans les autres, au gré des réminiscences de notre insomniaque érudit qui livre aussi bien ses propres souvenirs de voyage que ceux des personnes rencontrées au fil de ses pérégrinations ou bien encore les histoires rocambolesques des orientalistes « historiques » qu’il a étudiés.
Bien sûr, on s’y perd un peu entre tous ces archéologues, musiciens ou aventurières. Parfois, on ne sait plus qui raconte… L’auteur, le narrateur, celui dont il rapporte l’anecdote… ? Qu’importe. Laissons-nous emporter sur le tapis volant et voyageons, à travers les siècles et les pays, des bas-fonds d’Istanbul aux déserts de Syrie en passant par Téhéran sous le shah puis les ayatollahs. Goûtons le vin fabriqué artisanalement dans la cave à Téhéran avec une déchiqueteuse à papier, quand tout alcool y était interdit, savourons la fondue savoyarde « à la bonne franquette » entre diplomates dans l’une de ces soirées où le monde – et singulièrement l’Orient – est refait plusieurs fois, humons l’air frais des nuits de camping sauvage entre amis sur les sites archéologiques de Palmyre, pas encore sous les bombes…
Comme l’auteur, lui-même orientaliste distingué, le narrateur a passé toute sa vie à étudier ce tissage collectif qu’est l’Orient, de la Marche Turque de Mozart aux toiles rêveuses d’Ingres ou de Chasseriau, des sonnets de harem baudelairiens aux quatrains de Khayam redécouverts par Pessoa, des ghazals de Hafez de Chiraz à ceux d’Aragon. Au fil des pages, le lecteur en vient à partager son plaisir de naviguer à l’aise parmi toute cette culture, sans cuistrerie, comme parmi de vieux amis qu’on aime à retrouver.
Je retiens avec plaisir le concept « d’Orient second, celui de Goethe ou d’Hugo qui ne connaissaient ni les langues orientales, ni les pays où on les parle mais s’appuient sur les travaux d’orientalistes renommés de leurs temps » et même d’ « un Orient-troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. » (p.69)
En dépliant ses souvenirs de Sarah, amour qu’il n’a fait que perdre et retrouver toute sa vie durant, le narrateur présente la thèse de cette brillante universitaire et polyglotte émérite qui veut « mettre au jour les rhizomes de cette construction commune de la modernité. Montrer que les « Orientaux » n’en étaient pas exclus, mais que, bien au contraire, ils en étaient souvent les inspirateurs, les participants actifs » (…)
» L’histoire peut-être lue d’une toute autre façon dans le partage et la continuité du XXIe siècle où, face à la violence, nous avions plus que jamais besoin de nous défaire de cette idée absurde de l’altérité absolue de l’Islam et d’admettre non seulement la terrifiante violence du colonialisme mais aussi tout ce que l’Europe devait à l’Orient – l’impossibilité de les séparer l’un l’autre, la nécessité de changer de perspective. Il fallait trouver, disait-elle, au delà de la bête repentance des uns ou de la nostalgie coloniale des autres, une nouvelle vision qui inclue l’autre en soi. Des deux côtés. » (p.276)
Silence du narrateur. Est-il dubitatif ? Approuve-t-il cette idée de Sarah ou bien la trouve t-il par trop irénique? Nous n’en savons rien, et c’est une force de ce roman que de ne rien asséner, si ce n’est la conviction profonde qu’aller vers l’autre est être soi-même l’explorateur de sa propre altérité.
L’actualité tragique des derniers mois n’est évidemment jamais loin, comme quand Franz note que le long monopole de l’archéologie par les Européens explique peut-être aujourd’hui que « les démolisseurs écervelés islamistes manient d’autant plus facilement la pelleteuse dans les cités antiques qu’ils allient leur profonde bêtise inculte au sentiment plus ou moins diffus que ce patrimoine est une étrange émanation rétroactive de la puissance étrangère. » (p. 55)
Alors, quelle est-elle, cette boussole ? Celle intégrée aux tapis de prières musulmans ? Celle de Beethoven conservée par un collectionneur dans la Beethovenhaus à Bonn ? Celle, trafiquée, du narrateur, marquant l’Est au lieu du Nord ? Celle, intérieure, qui guide chacun dans sa propre quête ?
A 6h du matin, le narrateur le reconnaît qu’il y reviendra toujours: « Je me dis « il est temps d’oublier tout ça, Sarah, le passé, l’Orient » et pourtant je suis la boussole de mon obsession (…) » (p.363) (…) »au point du jour, allez, il n’y a pas de honte, il n’y a plus de honte depuis longtemps, il n’est pas honteux de recopier cette chanson d’hiver, pas honteux de se laisser aller aux sentiments,
Je referme les yeux,
Mon cœur bat toujours ardemment.
Quand reverdiront les feuilles à la fenêtre ?
Quand tiendrai-je mon amour entre mes bras ? *
et au tiède soleil de l’espérance. »
Bonne année 2016 à tous !
* Wilhelm Müller & Franz Schubert, Le Voyage en hiver, cité par l’auteur en préambule, et encore dans sa dernière page 378.
Pour le moment , je retiens en priorité de ton article une chose qu’on m’a pourtant enseigné il y fort longtemps en classe de philo. : il ne faut pas croire tout ce qu’on vous raconte. Juger par soi même, il n’y a rien de tel ! Tu l’as fait et t’en es très bien trouvée.
Merci de rafraichir la mémoire de la grosse paresseuse que je suis.
Le livre a l’air foisonnant. je ne sais pas pourquoi j’ai l’impression que si je le lis, je vais vivre la même expérience qu’avec les bouquins d’Henry Miller ou Saul Bellow. Ils sont si riches que je m’y perdais parfois mais avec délices.
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Résultat de cet article: je suis sorti faire un tour à la librairie pour acheter le livre! Énorme déception…stock épuisé… Me suis rabattu sur Le President du banquet annuel des fossoyeurs.
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