Encore, de Hakan Günday

J’ai voulu lire ce livre du jeune auteur turc Hakan Günday (Galaade Editions, 2015) car je savais qu’il s’agissait d’un roman sur les trafics de voyageurs clandestins. Ce thème m’intéresse particulièrement car je viens d’accompagner un journaliste afghan réfugié en France qui souhaitait mettre par écrit le récit de son propre passage en Europe (j’espère bientôt vous présenter son ouvrage, cela signifiera que nous avons trouvé un éditeur).

L’originalité du roman de Hakan Günday est de prendre le point de vue non pas du voyageur clandestin (le journaliste que j’ai accompagné s’est toujours refusé à employer le terme de « migrant » dans son texte, je respecte ici ce choix) mais celui du passeur, lui-même rouage d’une mafia qui le dépasse largement et victime d’une misère qui l’oppresse au point d’en venir à faire commerce d’hommes.

Au début de Encore, nous suivons les pas d’un jeune garçon qui n’a que 9 ans quand son père commence à le faire « travailler » avec lui. Sa tâche : apporter de l’eau ou de la nourriture aux dizaines de clandestins que son père entasse au fond d’un « dépôt », dans une cuve insalubre, pour quelques jours ou quelques semaines, en attendant leur transfert vers un bateau qui doit leur permettre, si la mer ne leur est pas fatale, d’atteindre leur Eldorado : l’Union européenne. « Encore » (« daha »), c’est le seul mot que tous ces prisonniers sachent dire en turc à leurs geôliers, quelle que soit leur nationalité d’origine. « Encore » de l’eau, à manger, de l’air pour respirer…

Le jeune garçon et narrateur du roman, Gazâ, a perdu sa mère morte en le mettant au monde et son père est une violente crapule qui aurait dû mourir dans un naufrage deux ans avant sa naissance, s’il n’avait pas noyé de ses mains l’un de ses passagers pour s’emparer de son gilet de sauvetage… « C‘était lui ou moi » résume toute sa morale. Sympathique héritage pour commencer dans la vie.

Il ne s’agit évidemment pas ici d’exonérer les passeurs et trafiquants de toute responsabilité, mais d’essayer de comprendre quels mécanismes, quelles forces d’entraînement peuvent les conduire, une fois entrés dans un système, à « laisser toute espérance » et abandonner toute humanité.

Comme tous les enfants, Gazâ veut se faire aimer de son père ; il essaie donc de le seconder au mieux dans son « business ». Et il y prend goût, trouvant dans l’observation des dynamiques de groupe au sein des clandestins qu’il martyrise un terrain fabuleux pour déployer ses prédispositions à l’étude anthropologique. Car en dépit de ses origines, Gazâ est un enfant intelligent, meilleur élève de son école, une bourse devrait lui permettre de faire des études si son père ne s’y opposait pas. Il met à profit son esprit méthodique pour se livrer à la plus sinistre des observations sociologiques, celle des comportements humains dans les situations extrêmes où la survie individuelle est en jeu et où l’instinct de conservation joue à plein.

Dans la seconde moitié du roman, Gazâ est devenu un jeune homme et nous observons les séquelles qu’ont laissées dans son esprit cette enfance et cette adolescence sordide. L’écriture de Hakan Günday manie l’humour noir à l’envi pour nous donner à voir la douleur du narrateur, une douleur qui confine à la folie et au délire de persécution quand tous les traumatismes qu’il a lui-même subis ressurgissent pour l’empêcher de vivre.

L’instinct individuel de conservation érigé en loi universelle de la nature est contrebalancé par les exemples de ceux qui se sacrifient pour sauver leur groupe, leur conjoint, leur enfant. Même chez Gazâ, l’humanité demeure, malgré tout, tapie tout au fond de lui : il ne survit qu’en s’inventant une amitié avec l’un des clandestins qu’il a laissé mourir par étourderie. Les parties dialoguées entre les deux amis imaginaires m’ont paru un peu trop artificielles mais il faut bien reconnaître qu’elles apportent de petites respirations bienvenues.

Car tout est glaçant dans ce roman : les autorités complices des mafias, la misère qui accule aux pires extrémités, les hommes qui sont littéralement considérés comme des marchandises. Aucun sanctuaire dans cette existence infernale où la seule façon de survivre est de participer soi-même au lynchage du plus faible.

On pourrait regretter que la noirceur extrême du tableau de Hakan Günday finisse par desservir son propos, le lecteur pouvant juger exagéré ce qui résulte pourtant d’une enquête très minutieuse de l’auteur. Pour moi, c’est au contraire ce caractère hyperbolique qui fait la qualité littéraire de son ouvrage. Il s’agit d’une fiction inspirée de faits réels, et non d’un reportage. S’il puise sa force dans l’horreur qui se déroule tous les jours à nos portes, c’est bien grâce à l’imagination remarquablement ouvragée de son auteur que ce roman trouve son caractère propre et tout son intérêt.

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