La vie dans les bois

Quand j’ai eu la chance d’étudier en Californie, l’un de mes plus grands plaisirs a été de découvrir quels grands classiques méconnus en Europe jalonnaient la culture collective états-unienne. Si certains grands noms ont allègrement franchi l’Atlantique, d’autres nous sont moins familiers. En sciences politiques, mais aussi en littérature du XIXe siècle, il fallait compter avec David Henri Thoreau, dont je ne mesurais pas l’influence avant mon séjour sur un campus américain.

L’édition bilingue de son Walden, ( « ou la vie dans les bois » dans la version française, Aubier, 1967, traduction G. Landré-Augier, 563 p., publication originale 1854) était longtemps restée en plan sur mon étagère. Je la reprends aujourd’hui avec un regard bien différent. Est-ce par ce que je suis moi-même passée par une espèce de vie dans les bois, en pleine ville mais tout aussi éloignée du commerce de mes semblables ? Ou que je suis à présent davantage sensibilisée à la recherche d’une forme de sobriété heureuse ? Ou bien encore parce que j’ai progressé vers la « vie éveillée » chère à Thoreau ? C’est possible. Toujours est-il que je ressors aujourd’hui séduite de cette lecture, non seulement pour les idées développées par l’auteur mais aussi pour l’acuité de ses observations sylvestres et le charme de son écriture.

Un honnête homme prend le maquiswalden-ou-la-vie-dans-les-bois

Thoreau raconte comment, pendant deux ans (1845-1847), il a vécu au bord du lac de Walden (Massachusetts), installé dans une petite cabane en bois construite de ses mains. Ainsi retiré du monde, quoique ne renonçant pas à quelques visites d’amis ou retours occasionnels dans sa ville voisine, il expérimente une vie des plus frugales, à lire, cultiver son champ de haricots et observer la vie de la forêt et du lac.

Issu d’une famille modeste de Concord, près de Boston, Thoreau a fait ses humanités à Harvard. Disciple d’Emerson, il est proche des auteurs transcendentalistes convaincus que le monde matériel n’est qu’une image de la réalité et que le renouvellement de l’âme humaine passe par le contact spirituel avec la nature. Mais Thoreau se laisse difficilement cantonner dans un courant, tant il revendique farouchement sa curiosité et son indépendance d’esprit. Il restera connu aussi pour ses écrits contre l’esclavage ou la désobéissance civile.

Si l’univers de Thoreau est pétri de culture grecque et latine, il multiplie aussi les références à la sagesse indienne, celle de l’Inde (le Baghavad Gita est souvent cité) mais aussi, plus étonnant pour l’époque, celle des Indiens-américains, qu’il voit comme les véritables pionniers de la vie dans les bois.

Walden est composé d’une vingtaine d’essais écrits une fois sorti de son ermitage, qui tiennent tour à tour de la philosophie politique, de la poésie bucolique, de la simple observation amoureuse de la forêt et du lac au fil des saisons. Son écriture évite tout lyrisme outrancier, et si les idées ne sont pas toujours limpides, à l’image du lac dont l’observation fournit bon nombre de comparaisons et de métaphores, leur progression montre une pensée authentiquement à l’œuvre.

Pour une sobriété heureuse

La devise favorite de Thoreau était « Simplifiez ! Simplifiez ! » (p. 197). Il est frappé par la tristesse de l’existence de ses concitoyens, qui, à ses yeux, perdent leur vie à la gagner. « Partout, dans les boutiques, comme dans les bureaux, ou dans les champs, il m’a semblé que les habitants faisaient pénitence de mille façons singulières » (p. 75). Les pauvres travaillent comme des machines. Quant aux riches, ils semblent prisonniers de leurs biens et des servitudes liées à leur gestion. « Je pense souvent que les hommes ne sont pas tant les gardiens des troupeaux que les troupeaux ne sont les gardiens des hommes » (p. 145).

Loin de prôner l’oisiveté (construire sa maison, cultiver ses haricots ou amasser son bois de chauffage lui apporte une grande satisfaction), Thoreau refuse en revanche de « passer son temps à espérer davantage au lieu de se contenter de moins » : il veut bien travailler (au sens marchand du terme) mais uniquement pour assurer le strict nécessaire à sa subsistance. Alors que la révolution industrielle n’en est qu’à ses débuts, il anticipe les risques à se laisser étourdir par la vitesse du monde moderne, des flux incessants d’information, et par la quête inexhaustible du superflu. « J’aime à garder une marge généreuse dans ma vie » (« I love a broad margin to my life« ) (p. 227).

Cette philosophie n’est pas exempte d’excès d’austérité (refus de tout raffinement, pas de beaux habits, pas de sel, pas de trains, pas de poste…) voire de puritanisme (méfiance à l’égard des plaisirs « non naturels » procurés par les sens… la communication avec la nature doit rester toute spirituelle !). Une certaine naïveté peut aussi irriter, tout comme le refus des responsabilités ordinaires de la vie, parfois proche de l’intransigeance… Mais Thoreau a le mérite de ne pas être prosélyte : ses principes ne valent que pour lui-même. C’est à chacun, dit-il, de trouver son propre mode de vie, celui où il se sent bien et libre.

L’amour de la nature

1854_Walden_byThoreauThoreau n’a jamais prétendu faire œuvre de scientifique, botaniste ou biologiste. Il se revendique amateur au sens le plus noble du terme. Même son végétarisme n’est pas envisagé sous l’angle de la nutrition ou de l’empathie avec les animaux. Il est selon lui simplement « plus admirable et poétique » de vivre et de se nourrir de peu, de privilégier les aliments « simples et propres qui n’offensent pas l’imagination« … (p. 377).

Il décrit avec une tendresse infinie son commerce tranquille avec les plantes et les animaux qui, eux, savent accepter tranquillement leur destin. Cela donne des trésors d’expression, comme quand il décrit son échange avec une chouette hulotte à moitié endormie qu’il observe longuement, plus d’une demi-heure, jusqu’à se sentir lui-même gagné par l’assoupissement. « Il n’y avait qu’une mince fente qui restait entre ses paupières, par où elle conservait avec moi une relation péninsulaire » (p. 447).

Dans chacun de ses mouvements, Thoreau ressent l’affection bienveillante de la nature qui l’entoure : « chaque aiguille de pin se dilatait, se gonflait de sympathie amicale envers moi » (p. 257). « Il m’arriva une fois d’avoir un moineau qui se percha sur mon épaule un moment, tandis que je sarclais (…), et je me sentis plus fier de cette distinction que de n’importe quelle épaulette » (p. 461).

L’amour de la liberté

Sans être misanthrope, Thoreau préfère espacer les relations avec ses semblables. « Je pense qu’il est salutaire d’être seul la plupart du temps. Être en compagnie, même avec les meilleurs des hommes, est bientôt lassant et dégradant. (…) Nous nous rencontrons à intervalles très rapprochés sans avoir eu le temps d’acquérir aucune valeur nouvelle les uns pour les autres. » (p. 263)

Ses meilleurs compagnons restent les livres, la lecture étant pour lui beaucoup plus qu’un loisir :  « lire dans un sens élevé, non pas lire pour nous distraire, ce qui est un luxe, et laisse dormir nos facultés les plus nobles pendant ce temps, mais (…) lire en se tenant sur la pointe des pieds, et y consacrer nos heures les plus alertes.« (p. 215). Lire en se tenant « sur la pointe des pieds », quelle trouvaille encore que cette expression !

Et d’appeler de ses vœux des écoles pour adultes, qui permettraient de prolonger l’éducation tout au long de la vie, au lieu de quoi « nous dépensons davantage pour n’importe quel article de nourriture corporelle, ou pour les maux de notre corps, que pour notre nourriture spirituelle ».

L’essentiel pour Thoreau, qui reprend l’injonction socratique, c’est de travailler à être éveillé, et à se connaître soi-même, à explorer son univers intérieur et nul besoin pour cela de courir le monde. « Je m’en allais vivre dans les bois parce que je voulais vivre sans hâte, faire face seulement aux faits essentiels de la vie, et voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu’elle pouvait m’enseigner, afin que, lorsque j’arriverais devant la mort, je n’aie pas à m’apercevoir que je n’ai pas vécu » (p. 198-197).

Après deux années, il quitte les bois pour une aussi bonne raison que celle qui l’y avait attiré : la routine le guette, d’autres vies l’attendent, il faut éviter de se faire à soi-même « un chemin battu » (« a beaten track » p. 525).

Émouvante jusque dans ses limites, la voix de Thoreau anticipe de manière originale certains de nos questionnements contemporains. Elle résonne comme une magnifique ode à la liberté et à l’indépendance d’esprit, un appel salutaire à garder nous aussi, autant que possible, une « marge » dans nos vies.

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