En une nuit, je viens de lire l’ouvrage de Camille Kouchner, La familia grande (Seuil, 2021). Avec, au départ, la même gêne que pour Le Consentement de Vanessa Springora sur l’affaire Matzneff l’année dernière (Grasset, 2020) : la gêne de me sentir un peu voyeuse, de participer à construire un succès de librairie peut-être immérité, de sacrifier à une espèce de mode de « libération » de la parole des victimes de prédateurs sexuels. Avec la même urgence aussi, celle de compatir à la douleur de victimes et de vouloir signifier, avec ce geste minuscule d’une inconnue parmi tant d’autres, une forme de soutien.
Si je me décide à écrire ce billet, ce matin, c’est parce qu’au-delà du sujet traité, l’inceste, le livre de Camille Kouchner m’a beaucoup touchée par le caractère direct de son écriture et par la qualité de la description d’une époque et de certains milieux – la haute bourgeoisie intellectuelle de gauche post-soixanthuitarde, pour aller vite – où l’on se croyait plus malins que les autres, plus évolués, moins coincés. Où l’on était « chichi-panpan » quand on ne voulait pas se baigner tout nu. Où la recherche sincère de la liberté, la passion du débat et de la discussion pouvaient être grisantes, surtout pour des adolescents, mais où elles ont aussi cautionné des ravages. Comme d’une autre façon, le suicide – autre sujet du livre -, c’est-à-dire la liberté de choisir sa mort, peut détruire d’autres vies que la sienne.

L’auteure décrit avec pudeur et peu de mots – ces mots qu’elle s’est si longtemps interdit de prononcer ou d’écrire, pour protéger un frère, une mère, un père, et même un beau-père criminel, parce qu’on les aime tant – l’immense souffrance du silence gardé qui semble inexplicable aux yeux des autres. Elle dit l’emprise qui fait que la terreur change de camp. Elle dit l’immense déception de constater que quand on parle enfin, parfois rien ne se passe. Les soi-disant amis ne réagissent pas et, en droit, il y a prescription.
« À gauche, comme dans la grande bourgeoisie, ‘on lave son linge sale en famille’. […] Être dans la confidence est pour les plus faibles d’entre eux un moyen renouvelé de témoigner leur soumission à mon beau-père, l’outil le plus efficace pour prêter allégeance au souverain, lui jurer fidélité. Ce n’est certainement pas par eux que le crime sera révélé. » (p. 145 de la version numérique)
Ma volonté d’écrire ce billet tient aussi au fait que, d’une certaine façon, la personne incriminée (beau-père de l’auteure, Olivier Duhamel, constitutionnaliste et professeur émérite à Sciences po) a fait pour moi aussi figure d’autorité, quand j’étais étudiante. Le passage au tutoiement, à l’adresse directe, p. 127, est terrible :
« Je vais t’expliquer, à toi qui professes sur les ondes, toi qui fais don de tes analyses aux étudiants et pavanes sur les plateaux télé. […] »
J’ai aussi aimé ce livre parce qu’il y a quelque temps, j’en ai lu un autre sur la vie d’Évelyne Pisier, mère de l’auteure et sœur de l’actrice Marie-France, Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017). Une amie me l’avait conseillé (merci Sophie !) parce qu’il était l’œuvre d’une personne, Caroline Laurent, qui, comme moi, essaie de raconter la vie des autres avec les mots qu’ils nous donnent. J’ai aujourd’hui envie de le relire, pour voir s’il était possible d’y déceler ce que raconte Camille Kouchner.
Mais si j’ai aimé La familia grande et que j’encourage à le lire, c’est pour bien d’autres raisons encore, comme la description dans un style que certains diront peut-être trop télégraphique, de ce qu’est le deuil, la perte d’une mère, d’une tante, d’une enfance. Ce que sont, aussi, la gémellité et simplement la fraternité, que, fille unique, j’ignore.
J’ai trouvé chaque mot pesé. Peut-être parce qu’en écrivant remarquablement sur ce que garder le silence veut dire, Camille Kouchner leur a redonné du poids.
Avec parfois des trouvailles fulgurantes, comme ce « mots d’images », p. 138, pour désigner le témoignage de son frère à la police, quand il se décide enfin à parler.
« Dans les détails. Tout. Sous mes yeux, les mots-lumière crue. Ces mots d’images qui, petite, m’ont traumatisée. »
Ou pour dire que, bien souvent, c’est quand on parle ou qu’on écrit le plus qu’on en dit le moins : « Nous écrivons des lettres profondes et bavardes qui nous permettent de nous taire » (p. 89, sur sa correspondance avec son frère aîné, Colin, quand le silence était encore de mise).
Familia Grande est un magnifique livre sur la parole et sur le silence.
Un livre qui, enfin, m’a fait encore un peu plus apprécier à sa juste valeur ma chance d’avoir été élevée, comme Alice, la belle-sœur de l’auteure, « dans une famille dans laquelle on peut faire confiance à sa maman. » (p. 116)
Joli texte ! Du coup, tu m’as donné envie de la lire (ce qui n’était pas gagné !). Bises.
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