Écritures non-humaines

Le moment de clore 2021 approchant, je remarque que je n’ai guère été prolixe dans ce carnet cette année. J’ai pourtant lu, mais peu d’ouvrages m’ont marquée au point de ressentir la nécessité d’en faire mention ici. Voici quelques exceptions, en guise de « Joyeux Noël ! ».

Au printemps, j’ai découvert Espèces d’espaces de Georges Perec (éd. Galilée, 1974), et ses réflexions sur l’écriture située, depuis le cadre de la page où l’on trace les lignes jusqu’à l’univers dans lequel on se tient, en passant par le lit, la chambre, l’appartement, le quartier, la ville, le pays, le continent d’où l’on écrit. Le tout présenté avec ce mélange de profondeur et de légèreté qui caractérise l’auteur, citant par exemple Parcel Mroust pour étayer ses dires (« Longtemps, je me suis couché par écrit »). Expliquer qu’écrire, « c’est essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose, d’arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes » (p. 180). Décrire l’ordinaire, ce que l’on ne regarde pas. Laisser parler, laisser écrire, les choses.

Cet automne, j’ai aussi découvert Pages éparses de Bénédicte Morand (autoédition, 2010), qui écrit pour « retrouver son moi épars » à la suite d’un traumatisme crânien subi à 20 ans et qui l’a laissée à jamais différente (elle en a 52 aujourd’hui). L’étudiante en lettres restée hémiplégique est aujourd’hui incapable de lire à cause de ses problèmes de concentration et de mémoire, une « sacrée amputation » comme elle le dit elle-même. « Mais où suis-je donc de moi ? » s’interroge-t-elle (p. 13). « Je m’écris comme je suis, c’est-à-dire à côté de moi, comme je m’entends », l’écriture étant « l’ultime sanctuaire de [sa] renaissance » et en même temps la douleur « d’accoster là, en [soi], et de ne s’y reconnaître pas ! » L’écriture est ici cette « traduction du senti » (p. 57) qui permet d’apprivoiser cette « autre présence au monde » qu’elle porte désormais en elle – comme nous tous, à des degrés divers.

Livre de Vinciane Despret, autobiographie d'un poulpe et autres récits d'anticipation.

Il y a enfin, pour terminer ce mois de décembre, l’Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation de Vinciane Despret (Actes Sud, 2021). Dans trois nouvelles déroutantes, l’auteure s’intéresse à la capacité d’écriture, et plus largement, de création artistique, des non-humains, animaux ou végétaux. Dans la veine des nombreux philosophes, éthologues et biologistes qui s’interrogent sur la « biosémiotique », elle livre avec humour et poésie des récits très au fait des débats scientifiques contemporains.

Poésie vibratoire des araignées, architecture sacrée des wombats, écriture kinétique chorale chez le manchot Adélie, épopée labyrinthique chez le surmulot, roman souterrain chez la marmotte, aphorismes éphémères des poulpes… Autant de formes d’expression qui passent bien au-dessus de nos sens et de notre pauvre entendement d’humains, et qu’une nouvelle discipline, la « thérolinguistique » (du grec thèr « bête sauvage »), se donne pour objet de déchiffrer. Tout cela se déroulant dans un futur indéterminé où les scientifiques se chicanent toujours et se gaussent des errements de leurs précurseurs du XXIe siècle. Une époque où l’on parle de nos années 2020 comme de celles où « le capitalisme était encore vivace et redoutablement efficace » (p. 45), une époque où les animaux ne sont plus « en captivité » mais « en résidence » (p. 55).

L’habileté de Vinciane Despret à mêler science et fiction est si grande qu’à chaque page ou presque, le lecteur part sur Internet vérifier telle ou telle référence citée par l’auteure, le plus souvent pour découvrir avec stupeur … qu’elle existe bel et bien !

Et l’on envisage sérieusement que la création dénuée de toute utilité, pour la seule beauté du geste ou le plaisir du jeu, ne soit pas l’apanage des humains. L’auteure va jusqu’à remettre en question la summa divisio qui voudrait que seuls les humains aient le sens du sacré. Les chimpanzés et les éléphants qui expriment fascination, curiosité, silence intentionnel, interruption de leurs activités normales lors d’événements qui les dépassent, nous y incitent – et encore, il ne s’agit là que de ce que nous pouvons percevoir de leurs émotions, la partie émergée de l’iceberg de tout ce que nous ne savons pas…

L ‘idée que chaque vivant a pour simple motif le souhait laisser sa trace, « que ce soit sous une forme architecturale, sur son propre corps, ou encore sur le corps d’autres êtres, qu’ils soient ceux de sa descendance, de ses congénères, ou même ceux d’une autre espèce » revient à interroger de nouveau notre propre volonté « d’infléchir, voire créer de l’existence, par le récit »…. Des récits qui ne peuvent pas se réduire « à être de simples récits du passé », qui constituent, chacun à sa manière, « un récit de l’à-venir un projet en quelque sorte, une fiction qui aspire à devenir vraie, à se réaliser » (p. 50). De quoi de nouveau, grâce aux non-humains, se poser la question : pourquoi écrit-on ?

Bonnes fêtes à tous !

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