D’un cheval l’autre

À l’époque de mon adolescence, quand je passais mes mois de juillet à écumer les rues surchauffées d’Avignon en quête de la pièce rare qui me permettrait d’écrire une bonne critique pour aiguiller les festivaliers, le personnage de Bartabas, figure du Festival depuis les origines de son théâtre équestre, me causait une espèce de malaise avec ses airs de gitan en colère. Je n’ai jamais assisté à ses spectacles.

En 2020, le confinement m’ayant renvoyée pour quelques mois à mes pénates provençales, j’en ai profité pour m’initier à l’équitation dans le club équestre de mon village. Depuis si longtemps, je rêvais de chevauchées fantastiques avec Zorro, la marquise des Anges ou le commandant Mendoza des Cités d’Or… À 44 ans, c’était le moment ou jamais de tenter l’expérience !

Deux ans plus tard, je suis encore bien loin de leurs galops échevelés, mais grâce à Julie, ma formidable professeure, je savoure la griserie d’être de nouveau débutante dans une discipline et le plaisir de découvrir un animal ainsi que les usages, le vocabulaire et les sensations fortes d’un monde nouveau pour moi.

C’est aussi à Julie que je dois la découverte D’un cheval l’autre, le récit autobiographique écrit par Bartabas en 2020 (éditions Gallimard) – merci Julie !

Dans son livre, cet écuyer hors pair, chorégraphe, metteur en scène et réalisateur – le premier à avoir mis en lumière le théâtre équestre – se raconte en courts chapitres au fil des souvenirs de chacun des chevaux qui l’a particulièrement marqué.

Avec l’érudition simple du connaisseur qui emploie naturellement le vocabulaire propre à son art, mais aussi une grande culture littéraire comme l’annonce son titre célinien, Bartabas raconte comment Zingaro, Horizonte, Le Caravage et les autres lui ont appris à les connaître et à mieux se connaître.

En se remémorant les moments de grâce vécus avec ses compagnons de labeur, il donne à voir comment la connexion avec l’animal l’aide à mieux supporter, et parfois, à transcender les misères de la condition humaine.

Pour chacun d’eux, Bartabas raconte comment ils se sont rencontrés, le premier regard, chez un maquignon, à la porte de l’abattoir ou dans un coin d’écurie, comment ils ont fait connaissance et se sont mutuellement apprivoisés.

La photographie de la couverture du livre dit tout de l’infini respect que porte cet homme à ses chevaux, qu’il considère comme ses maîtres. On la ressent également dans les descriptions physiques qu’il fait d’eux, comme autant de blasons vénérant l’être aimé.

De Zingaro, son emblématique frison noir, qu’il n’a monté qu’une seule fois pour une promenade matinale hors du temps, il dit même :

« Et parce que nous fûmes deux amants se devinant du regard les yeux dans les yeux à hauteur d’homme, je me suis toujours interdit de l’enfourcher comme un cheval.  » (Collection Folio p. 77)

Ou encore, devant le « bocal de faïence noire » qui l’accompagne depuis la mort du cheval en 1998 :

« Il est là, sur mon bureau, devant le dessin à l’encre de Chine d’Ernest Pignon-Ernest le montrant assis, antérieurs tendus, l’air pensif. Le couvercle est entouré d’une tresse de ses crins. Il contient des petits éclats d’os et des cendres. Elles attendent patiemment de rejoindre les miennes. » (p. 195)

Bartabas, fils d’architecte, a longtemps pensé qu’en se consacrant aux chevaux, il avait tourné le dos à sa famille et à son père en particulier, jusqu’à prendre conscience que le travail de longue haleine du dressage d’un cheval s’apparente à la construction d’une cathédrale :

« On prétend que les maîtres tailleurs et les architectes pouvaient faire chanter les cathédrales. D’un léger choc sur certaines pierres, ils provoquaient une onde sonore qui s’élevait jusque dans la voûte du chœur avant de s’échapper par le pyramidion. La Caravage, lui, vibre comme le crin de l’archet. Au moindre frôlement de ma jambe, à l’engagement de ma ceinture ou seulement au sentiment qui m’anime, il s’élance a cappella. Son mouvement se cristallise en édifice… Un édifice régi par la grâce. […] architecte et dresseur procèdent de la même filiation. » (p. 236)

J’ai aussi beaucoup aimé la façon avec laquelle Bartabas décrit le mélange de maîtrise et d’abandon qu’il lui faut pour bien interagir avec ses montures, cet aspect étant poussé à l’extrême quand il apprend « la volupté de la chute », avec « une maîtrise totale du don de soi », en compagnie de Le Tintoret :

« Avec mon cheval nous apprendrons l’art et la manière de choir comme on s’envole, en s’allégeant de ses appréhensions. […] Ainsi avons-nous appris à tomber tous les deux, comme on tombe amoureux : avec plaisir.  » (p. 284)

Loin de tout anthropomorphisme, bien d’autres phrases expriment à la fois l’éloignement et la proximité entre la condition animale et humaine :

« Derrière ses barreaux, il m’observe, résigné il accomplit son destin. Je me demande s’il m’en veut de l’avoir enrôlé dans cette comédie humaine, de l’avoir adoubé comme l’un des nôtres et en l’humanisant, de l’avoir fait prolétaire. L’animal peut-il, comme nous les hommes, s’accomplir dans le travail ? » (Sur Ryton Regent, p. 200)

« Si l’animal n’est sans doute pas, contrairement à l’humain, habité sa vie durant par l’angoisse de la mort, il possède à coup sûr la conscience instinctive de la fin de son existence. Alors, oui, le cheval aussi est solitude !  » (Sur Zingaro mourant, p. 193)

« J’ai parfois vu, dans le regard du cheval, la beauté inhumaine du monde avant le passage des hommes. » (p. 17)

« Il faut être bien malheureux pour avoir tant besoin de se rapprocher d’eux. À moins que ce ne soit ma façon à moi d’être seul. » (p. 97)

« Monter à cheval, c’est partager sa solitude. » (p. 261)

J’irai sans doute voir un spectacle de Bartabas à présent.

2 Replies to “D’un cheval l’autre”

  1. Chère Caroline,

    merci de tes contributions sur le blog. Je te lis régulièrement, quoique discrètement…

    J’espère que tu vas bien.

    Je pensais à toi car j’ai reçu une demande d’aide pour écrire un livre. Elle émane d’un cabinet de conseils financiers spécialisé dans les structures de solidarité internationale (donnadieu et associés).

    Serais-tu disponible pour en parler ?

    Bises,

    Irène

    Envoyé de mon iPhone

    >

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :