Mo Yan a reçu le prix Nobel de littérature en 2012. C’est aussi un auteur chinois contemporain critiqué par les dissidents politiques, en Chine comme à l’étranger, pour ses relations ambigües avec le régime de Pékin. J’ai découvert tout cela cet été, en relisant une série d’articles sur la Chine contemporaine traduits par une amie sinisante. L’un de ces articles s’intitulait « Pauvre Mo Yan ». Il revenait sur le discours de Stockholm du lauréat, et ses silences sur la politique intérieure chinoise.
N’ayant encore jamais lu Mo Yan, je me suis vite procuré Les retrouvailles des compagnons d’armes (traduit par Noël Dutrait, Seuil, 2017), son dernier ouvrage paru en France, sans savoir du tout à quoi m’attendre en termes littéraires.
Dans ce court roman, un officier rentre chez lui pour une permission. Alors qu’il s’apprête à traverser le dernier pont qui le sépare de son village, l’eau de la rivière se met à monter. Au même moment, une voix l’appelle du haut d’un saule. L’un de ses anciens camarades de l’armée, mort au combat, l’encourage à venir discuter un moment avec lui…
Commence alors pour les deux compères une nuit de retrouvailles où se mêlent les souvenirs du passé, ceux de leur vie de caserne et de la courte guerre sino-vietnamienne de 1979, mais aussi ceux de leur enfance dans le même village du Yunnan.
Le cadre agreste de cette rencontre n’a rien de bucolique, avec l’omniprésence d’une eau toujours menaçante (pluie, crue… « odeur fétide des eaux grisâtres », p. 10) dont on comprend vitre qu’elle est une image de la mort, ou plus exactement un lieu de passage et de communication entre les vivants et les morts, à la manière du Styx de notre mythologie occidentale.
La faune et la flore ripisylve inquiètent autant qu’elles envoûtent le lecteur alors qu’un curieux renversement s’opère : les morts ne descendent pas des limbes célestes, ils émergent de la rivière tout humides ; quand les vivants meurent, ils ne montent pas au ciel mais se perdent dans les eaux avant de se glisser entre les branches, tels des poissons ou des anguilles… Le rêve, la réalité, les souvenirs, la vraie vie… tout se mélange au fil des chapitres, parmi les libellules et les faux indigotiers.
Certains passages sont d’une grande poésie, aux moments les plus inattendus, comme quand les deux camarades urinent de concert du haut de l’arbre (chapitre 7), admirant l’arc-en-ciel créé par leur acte libératoire dans une ferveur quasi panthéiste…
Mais la vie des morts en martyrs révolutionnaires est loin d’être une sinécure. Tout juste sorti de son cimetière militaire, le camarade défunt Qian Yinghao décrit les pesanteurs hiérarchiques et administratives de son organisation sans avoir rien perdu de sa verve de bon-vivant : « arrêtez de me jouer la comédie du chat qui cache ses crottes » (p. 22) « arrêtez de faire votre porcelaine de Jingdezhen avec son interminable kyrielle de pots » (p. 26) « ce type-là, c’est comme vouloir attacher du tofu avec la queue d’un cheval, on ne peut rien en tirer… » (p. 233).
La stupidité de la guerre, les souffrances qu’elle entraîne pour le petit peuple des campagnes déjà condamné à une misère crasse, l’esprit borné de certains gradés… derrière la jovialité des protagonistes transparaît beaucoup de mélancolie.
Les avantages des caciques du Parti sont illustrés sur un ton comique : « Aïe aïe aïe ma mère, des Dzhonghua rouges ! Les mêmes que fument les membres du bureau politique !… En principe les cadres de mon niveau ne peuvent pas fumer les cigarettes des soldats. Aujourd’hui, en raison des circonstances particulières, il faut développer l’amitié révolutionnaire et je vais en fumer une (…) » dit un sergent à son soldat dans l’une des anecdotes.
C’est aussi une forme de patriotisme naïf, attisé par les avantages procurés aux vétérans les plus méritants (gloire, travail, pensions, positions avantageuses dans le Parti…) qui est moquée d’une façon grinçante. Mais il ne faut pas se plaindre : « Un soldat qui pleure c’est un problème idéologique. » (p. 52)
Au bout de ma lecture, je ne savais plus que penser de cet attachement au groupe devenu plus fort que celui porté à leur propre famille par ces camarades soldats… « Rien ne peut remplacer le groupe, au combat, maintenant je vis sans cesse dans le souvenir de notre vie brûlante… » affirme Qian Yinghao à ses anciens compagnons (p. 205). Et quand son vieux père, lui-même vétéran mutilé de la mythique 8e armée révolutionnaire de Mao, traverse le pays au péril de sa vie pour récupérer en cachette les restes de son fils au cimetière des Martyrs, ce n’est qu’à regret qu’il se laisser ramener dans son village.
Alors, en effet, Mo Yan, dont le pseudonyme signifie en chinois « celui qui reste silencieux », ne formule aucune critique ouverte du régime dans cette œuvre. Mais par l’univers à la fois si onirique et si réaliste qu’il crée, ne parvient-il pas à faire ressentir au lecteur les sentiments mêlés du petit peuple emporté par l’Histoire « avec sa grande hache », selon l’expression de Perec ?
Bien sûr, il est légitime que ceux qui souffrent si cruellement des atteintes aux droits et libertés des individus par Pékin regrettent que Mo Yan n’utilise pas davantage sa notoriété internationale pour les dénoncer. Mais peut-on lui reprocher d’utiliser sa plume ainsi, pour exprimer les sentiments des sans voix qui souvent, eux non plus, ne protestent pas ?
Bonsoir, Je n’avais jamais vu ce titre. Nombreux thèmes, et originaux. Ton article donne envie de lire, la lecture est-elle déroutante?
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Déroutante, oui, mais on ne sent pas mal à l’aise en compagnie de ces larrons dans leur arbre ! Je conseille l’expérience !
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Perso, j’avais bcp aimé le supplice du santal 🙂
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